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St. Stephen’s House. Une austère bâtisse au
cœur de Londres. Trois étages, des escaliers recouverts d’un tapis à la couleur
passée, des murs nus, une salle d’attente improvisée sur un palier, des sièges
sans style disposés au hasard, et des portes à travers lesquelles des officiers
français de toutes les armes dansent un ballet soucieux.
Bergé est le dernier à
être reçu. Le bureau du Général est imprégné d’une odeur douce de tabac blond. De
Gaulle est debout, il fume. À ses côtés se tient un chef de bataillon d’infanterie.
Bergé se fige, se présente, excuse sa tenue civile. Le Général l’interrompt d’un
geste :
« C’est bon, mon
vieux. Comme à vos compagnons de route je dis : merci de votre présence et
de votre fidélité. Les Anglais ont mis les bâtiments de l’Olympia à
notre disposition. Vous allez vous y rendre. Nous déciderons de vos
affectations respectives dans les plus brefs délais, je coordonnerai tout ça, je
tenterai d’avoir avec vous le plus de contacts possible. À l’heure actuelle je
résous des problèmes, hélas ! davantage politiques que militaires, mais il
est indispensable que je puisse compter sur vous tous. »
La voix grave, le ton
pesant et définitif du monologue surprennent Bergé. Il est évident que les
paroles du Général n’attendent pas de réplique. Le jeune capitaine s’apprête à
remercier et à sortir. Il a néanmoins marqué une hésitation involontaire et de
Gaulle l’a senti « Vous avez quelque chose à ajouter, capitaine ?
— Mon général, je
voulais porter à votre connaissance que je suis l’un des rares officiers
français à avoir suivi les stages d’entraînement parachutiste d’Avignon-Pujaut.
J’ai, en outre, étudié attentivement les méthodes soviétiques et allemandes se
rapportant à leurs unités spécialisées. Dans le cas où vous envisageriez la
création d’un corps similaire, j’aimerais avoir l’honneur d’en faire partie. »
De Gaulle s’assied et
désigne un siège à Bergé qu’il semble seulement découvrir. Il cherche des
fiches sur son bureau.
« Vous êtes Bergé, Georges,
capitaine à titre temporaire ? Tout cela me paraît intéressant, Bergé. Ainsi
vous avez sauté en parachute ? »
Des gouttes de sueur
perlent sur le front du capitaine. Il bredouille :
« C’est-à-dire, pas
exactement, mon général. »
De Gaulle semble amusé :
« Voyons, mon vieux,
expliquez-vous. Ce stage d’Avignon-Pujaut ?
— J’ai sauté de la
tour d’entraînement, mon général. L’infanterie de l’air n’avait pas d’appareil
à sa disposition.
— Eh bien, comment
est-ce donc fait, une tour d’entraînement ? »
Bergé ne peut se
résoudre à tricher. De plus en plus mal à l’aise, il avoue :
« La tour d’entraînement
d’Istres était hors d’usage, mon général, ainsi que celle d’Avignon-Pujaut. J’ai
reçu un ordre de mission me permettant d’aller effectuer trente sauts gratuits
au parc d’attractions de l’Exposition de 1937. »
De Gaulle sourit ; il
allume une nouvelle cigarette et conclut :
« Je vais penser à
vous, Bergé, je vais étudier votre proposition, elle me séduit. Il est certain
que le parachutisme est appelé à jouer bien des rôles dans le combat que nous
entreprenons. Laissez-moi une semaine ou deux, je vous contacterai. »
L’Olympia est un important
immeuble de six étages qui sert de havre aux Français libres. Bergé s’est octroyé
une pièce au second. Il a trouvé quelques meubles, un bureau et quatre chaises
qui ne lui servent pour l’instant qu’à recevoir des amis qui, comme lui, vivent
dans l’attente, bercent leur esprit de grandioses projets, d’utopiques et
romanesques revanches.
Chaque matin, pendant la
vingtaine de jours qui a suivi son entretien avec de Gaulle, Bergé se rend à St.
Stephen’s House. Il n’ose pas solliciter une nouvelle audience du Général, mais
son opiniâtreté a séduit l’un de ses plus proches collaborateurs, le commandant
Passy qui, chaque jour, écoute le flot intarissable et enthousiaste de projets
et de suggestions du jeune capitaine.
Le 20 juillet, Bergé
croise Passy dans l’escalier. Le commandant descend les marches deux par deux
sans s’arrêter. Il fait signe à Bergé de le suivre et, dans la rue qu’il
arpente à grandes enjambées, il déclare :
« Préparez-moi un
projet, une page tout au plus, sinon il n’aura pas le temps de lire. Apportez-moi
ça avant 16 heures. »
Bergé regagne l’Olympia,
s’enferme dans son bureau et attaque son rapport. La rédaction ne l’inquiète
pas, il a commencé sa vie comme instituteur, mais faire tenir en quelques
lignes tous les espoirs qu’il caresse constitue une prouesse. Trouver une
machine à écrire et un homme qui sache s’en servir en constitue une seconde. Pourtant,
à 4 heures moins 10, Bergé se tient dans le bureau de Passy qui, souriant, prend
connaissance du rapport. Il dit simplement : « Attendez-moi là. »
Passy réapparaît moins
de trois minutes plus tard. Il tient toujours entre deux doigts la feuille
dactylographiée. Bergé pense : « C’est foutu ! », et sa
déception doit se lire si clairement sur son visage que Passy, dans un éclat de
rire, lui assène une forte tape sur l’épaule.
« Ne faites pas
cette gueule, Bergé ! Depuis une minute vous êtes le commandant des Forces
parachutistes de la France libre ! Effectif : un homme ! Vous !
Mettez-vous en rapport avec l’amiral Muselier dont vous dépendrez jusqu’à
nouvel ordre. »
Bergé serre la main du
commandant Passy, balbutie des remerciements, s’apprête à sortir. Passy le rappelle :
« Je comprends
votre émotion, mais ce n’est pas une raison pour oublier toutes les archives de
votre unité… »
Il tend le rapport. Ahuri,
Bergé découvre une notation en marge faite d’un coup de plume large et nerveux :
« D’accord. »
Il est signé : « C.
de Gaulle. »